Alain Mabanckou: «Il faut autonomiser la francophonie, qu’elle cesse d’être l’apanage des chefs d’État»

En tournée dans 4 Instituts Français en Afrique de l’est : au Rwanda, au Kenya, et à l’est de la RDC, à Goma et à Bukavu, l’écrivain Alain Mabanckou anime des conférences sur la place du français en Afrique en prélude à la semaine de la francophonie prévue du 12 au 20 mars. Le français, c’est la langue des romans qu’il écrit depuis de longues années. Depuis son premier livre, Bleu blanc rouge publié aux éditions Présences africaines en 1998, il n’a pas cessé d’écrire avec en toile de fond le Congo Brazzaville, le pays dans lequel il est né.

Le français est, dites-vous, le fruit de la colonisation, est-il ce français « un butin de guerre » comme le décrivait l’écrivain algérien Kateb Yacine, une prise de guerre dont les africains se sont emparés après la colonisation pour en faire une langue à leur image ?

La formule « butin de guerre » est devenue une sorte de cliché, mais ça correspondait à une époque où il y avait l’éveil des consciences. Aujourd’hui je voudrais plutôt dire que la langue française n’appartient plus à la France -d’ailleurs elle n’a jamais appartenu à la France-. C’est une langue qui se modifie, elle est aussi variable chez Ahmadou Kourouma que chez Sony Labou Tansi ou chez Michel Houellebecq.

Vous faites une différence entre le français, l’outil de communication, et la francophonie, qui est dites-vous « la continuation de la politique étrangère de la France ». Est-ce que la francophonie est un concept néocolonialiste ?

Malgré tout ce qui s’est passé avec les interventions de Bourguiba, de Senghor, des pères de la francophonie, on a toujours senti que dans l’esprit de tout le monde, la francophonie demeurait la continuation de la politique étrangère de la France par une voie détournée. Lorsque l’Organisation Internationale de la Francophonie vote son secrétaire ou sa secrétaire, c’est toujours les Etats qui décident, alors que moi j’ai toujours appelé à la décision populaire sur la francophonie.

Ce serait quoi une francophonie des peuples ?

Tout ce qui est musique, tout ce qui peinture, tout ce qui est littérature, tout ce qui est cuisine, tout ce qui est culturel, ce sont ces gens-là qui devraient être à la tête de la francophonie. Il faut autonomiser la francophonie et qu’elle ne soit pas le jouet collectif des présidents qui sont dans l’espace francophone et qui placent parfois leurs camarades qui ne sont plus président à la tête de l’organisation ou bien qui veulent régler une petite dispute en disant « on vous donne le poste de l’Organisation Internationale de la Francophonie », et puis on fait des élections rapidement. On prend son petit caviar et on est parti. Ça n’a jamais représenté la volonté des peuples.

Nous sommes ici à Bukavu dans l’est de la RDC, où l’on parle le kiswahili. Le kiswahili est parlé par environ 100 millions de personnes, quel type de reconnaissance internationale faudrait-il lui donner à ce Swahili ?

Il faut cesser, comme je l’ai entendu chez certains, de qualifier le swahili comme étant un dialecte ou quelque chose comme ça. Nous devrions commencer par faire un certain travail d’enseignement de cette langue, et sponsoriser probablement les personnes qui pourraient écrire en swahili. Peut-être, tout simplement, que dès qu’une langue vient d’Afrique, on a tendance à penser qu’elle est inférieure aux langues européennes.

Cette région de la RDC où nous nous trouvons est ravagée par les conflits locaux et les conflits entre nations voisines. Et à l’heure où tout le monde a les yeux rivés sur l’Ukraine, est-ce que vous diriez-vous aussi comme l’a dit récemment le prix Nobel de la paix Denis Mukwege, que le silence de la communauté internationale est assourdissant ?

Aujourd’hui la guerre en Ukraine donne à ce silence des résonances presque insupportables. Il y a des petites guerres, dirait-on, qui se passent et qui ne se voient pas, mais qui sont en réalité des ravages. Ce silence on doit le briser aussi en venant sur place. C’est la première fois que je me retrouve en RDC, les gens étaient étonnés « mais qu’est-ce que vous allez faire à Goma, qu’est-ce que vous allez faire à Bukavu ? » ces localités avaient déjà une mauvaise réputation qui les précédait. Je suis comme l’incrédule qui voulait voir les trous de la crucifixion, je discute avec les gens et je sens que ce problème est toujours là.

« Les cigognes sont immortelles » d’Alain Mabanckou, déjà dans les librairies

Avec un douzième roman qui vient de paraître, le romancier franco-congolais se hisse au niveau des Kourouma, des Sony Labou Tansi et autres grands conteurs du continent africain. Au menu de ce nouvel opus : dictatures, apories de l’Histoire et une Maman Pauline intrépide.

Le nouveau roman d’Alain Mabanckou Les cigognes sont immortelles est un récit initiatique dans lequel la petite histoire se mêle à la grande mettant en scène un émouvant récit d’apprentissage de la vie dans le Congo postcolonial. L’histoire s’étend sur trois jours fatidiques de juin 1977 qui ont suivi la disparition dans des conditions tragiques du chef de l’Etat congolais le capitaine Marien Ngouabi et la prise de pouvoir à Brazzaville par un comité militaire dirigé par un certain colonel… Denis Sassou Nguesso.

Abattu à bout portant

Le petit peuple vit ces événements avec incompréhension et désarroi, s’interrogeant sur les lendemains forcément sombres que ces violences préparent. C’est le cas de Maman Pauline et Papa Roger et aussi de Michel, leur fils adolescent d’une dizaine d’années, qui est le narrateur de ce récit.

Michel est aussi le personnage principal des Cigognes sont immortelles. L’adolescent partage sa vie entre l’école et sa maison à Pointe Noire, dans le quartier Voungou. Il évolue au sein d’une famille aimante et soudée, qui n’a certes pas beaucoup de moyens, mais entoure son fils de sa chaleur et sa sollicitude pour le protéger des violences qui s’exercent à l’extérieur du cercle familial. Mais avec l’annonce de l’assassinat du président, la vie s’accélère faisant remonter à la surface les tensions intercommunautaires entre le Nord et le Sud.

La tragédie frappe les protagonistes de plein fouet avec l’oncle maternel de Miche, le capitaine Luc Kimbouala-Nkaya, abattu à bout portant par les rebelles nordistes parce qu’il était proche de l’ancien pouvoir issu du Sud. Michel et les siens vivent désormais dans la crainte d’être eux aussi un jour arrêtés par la police. Mais c’est lorsque Maman Pauline décide de porter ostensiblement le deuil de son frère, défiant ses voisins partisans des putschistes et responsables à ses yeux de l’assassinat de son frère, que l’enfer se déchaîne dans la tête du jeune Michel, confronté au plus grand dilemme de sa vie… Ainsi se terminent l’enfance et sa candeur.

Faussement naïf

Raconté à travers le regard faussement naïf du héros, Les Cigognes sont immortelles est sans doute l’un des romans les plus aboutis d’Alain Mabanckou. Une narration subtile, toute en suggestions et métaphores, caractérisée par une remarquable économie de moyens. En atteste l’équilibre réussi entre l’autobiographique et le romanesque, la petite et la grande histoire, la critique sociale et l’humour aussi âpre que cathartique devenu la marque de fabrique de l’auteur de African psycho (Le Serpent à Plumes, 2002). Il y a dans ce livre du Candideet du Pauvre Christ de Bomba du romancier camerounais Mongo Beti. Ce dernier ouvrage qui raconte, on s’en souvient, les heurs et malheurs de l’Eglise en Afrique à travers le point de vue innoncent d’un boy-enfant de choeur, a sans doute été l’un des modèles des Cigognes sont immortelles pour l’effet esthétique du décalage entre le regard tranquille du narrateur et la réalité historique scandaleuse du coup d’Etat contre le président Marien Ngouabi, qui structure le récit.

Ce décalage est porté dans le roman de Mabanckou par le petit Michel qui est à la fois le double de l’auteur et un procédé rhétorique efficace, servant à dire la gravité d’une situation donnée sans en avoir l’air. A travers ce personnage d’adolescent un peu rêveur, récurrent dans l’œuvre d’Alain Mabanckou, le romancier rend hommage à sa propre enfance, se remémorant les lumières et les ombres de son passé ponténégrain, ce qu’il avait déjà fait, plus directement, dans son beau livre Lumières de Pointe Noire (Seuil, 2013), à mi-chemin entre le journal intime et du reportage.

Indépendance cha-cha

Mais, le regard de Michel sur les événements, c’est aussi une grille de lecture, une formidable machine pour décrypter les forces sombres à l’œuvre dans le Congo postcolonial où l’indépendance n’est qu’un masque. Tout comme les camions militaires qui foncent dans les rues de Pointe Noire au lendemain de l’assassinat de Marien Ngouabi ne sont pas là pour protéger la population. Ils sont au contraire symptomatiques des violences nouvelles prêtes à s’abattre sur les habitants. Dans les dernières pages du roman où l’on voit l’adolescent courir comme un forcené à travers la ville pour sauver sa mère désormais dans les mains de la police militaire, il devient d’une certaine façon la métaphore même de l’homme africain rattrapé par un passé d’esclavage et de colonisation, que l’on croyait révolu.

« Mon dos toujours bien rond, je serre les dents, j’accélère, s’écrie Michel, tout essoufflé, courant comme un dératé à travers sa ville qu’il ne reconnaît plus. Cette avenue est plus tranquille que l’avenue Paillet, avec des banques et des restaurants très chers qui ne sont fréquentés que par des Blancs et les capitalistes noirs. Ce n’est pas parce que c’est calme ici qu’il faut que je ralentisse ma course. Non, non et non ! » Et si l’indépendance célébrée le 15 août 1960, sur la musique chaloupée du cha-cha-cha n’était qu’un leurre ?

« revenir à l’essentiel »

Alain Mabanckou est aujourd’hui un des grands noms de la littérature africiane. Il est venu tardivement à la littérature. Il fut juriste dans une autre vie, tout en écrivant la nuit, a-t-il raconté. S’il a reçu, il y a vingt ans, le « Grand Prix de l’Afrique noire » pour son premier roman Bleu, Blanc, Rouge (Présence Africaine, 1998), c’est avec son cinquième roman Verre cassé (Seuil, 2005) qu’il s’est imposé comme le chef de file incontestable de la nouvelle génération de romanciers africains, héritiers des Mongo Beti, des Cheikh Amadou Kane, des Amadou Kourouma. Les Cigognes sont immortelles est son douzième roman. Ce roman est peut-être un nouveau tournant dans la carrière littéraire de l’auteur qui a déclaré en présentant son opus qu’ « à travers ‘Les Cigognes sont immortelles’, je reviens à ce qui est essentiel à moi. Je ressens de plus en plus le besoin de dire ce qu’est mon continent et de montrer pourquoi le continent est aujourd’hui à la dérive ».

La grande force de ce livre est d’avoir su raconter la dérive, non pas à travers des grands discours, mais par le vécu réel des gens. Cette dérive est portée par des personnages incarnés et lumineux comme Maman Pauline. Nouvelle Mère courage, celle-ci est aussi fille et petite-fille des personnages de femmes inoubliables de la littérature africaine moderne: la Grande Royale (Cheikh Hamidou Kane), Perpétue (Mongo Béti),  Salimata (Ahmadou Kourouma), des Chaïdana (Sony Labou Tansi), des Aissatou et des Ramatoulaye (héroïnes de Maraiama Bâ)… Livre refermé, elle continue de vous hanter, inoubliable Maman Pauline !

Les Cigognes sont immortelles, par Alain Mabanckou. Editions du Seuil, 296 pages, 19,50 euros.

Alain Mabanckou, écrivain franco-(a)phone

L’écrivain a refusé la mission sur la francophonie proposée par le président Macron.

Il y a deux ans, l’écrivain Alain Mabanckou prenait la plume pour dénoncer le silence des autorités françaises sur les manipulations électorales au Congo-Brazzaville. Les opposants congolais reprochaient alors à François Hollande d’avoir laissé Denis Sassou N’Guesso modifier sa constitution pour s’imposer un énième mandat.

En mars 2016, les élections congolaises se déroulent dans un black-out général et donnent lieu à des violences et les arrestations, dont celle du général Jean-Marie Michel Mokoko. Mabanckou qui alors anime des conférences très remarquées au Collège de France cherche à tout prix à être reçu par le président Hollande pour lui dire le fond de sa pensée. Il y parvient, mais la rencontre ne donne lieu à aucun commentaire de l’intéressé. Curieux.

L’automne dernier, nous vient l’idée de proposer à Alain Mabanckou un face-à-face avec le journaliste congolais Guy-Milex Mbonzi. L’idée consiste à confronter un journaliste de terrain avec un écrivain à succès, expatrié sous le soleil californien, mais préoccupé par la situation politique de son pays. Il accepte mais, voyant les questions disparaît de la circulation. 

Le journaliste Guy-Milex Mbonzi interrogeait l’écrivain sur les démarches effectuées auprès d’ONG des droits de l’homme ou d’institutions internationales « pour que cessent définitivement les violences dans le département du Pool ». Il le questionnait sur les actions entreprises pour « l’orientation des jeunes talents qui veulent se lancer dans le même domaine que vous au Congo-Brazzaville et en Afrique ». Il rappelait aussi à Mabanckou son rôle de co-organisateur du festival « étonnants voyageurs » avec le gouvernement congolais. « Etait-ce une façon pour vous d’accorder du crédit au régime en place ? », demande Guy-Milex Mbonzi espérant sans doute un Mea Culpa.

Alain Mabanckou n’a répondu à aucune des questions. Nous ne saurons donc pas ce qu’il a entrepris –ou pas- pour aider le peuple congolais, dont il se présente comme le défenseur. On sait en revanche  ce que l’écrivain compte faire pour la francophonie: rien. Dans une lettre ouverte au président Macron publiée le 15 janvier, Alain Mabanckou officialise son refus de participer à la mission proposée par le président français sur la francophonie. Dans ce qui ressemble plutôt à un joli coup de pub, l’écrivain déclare que « la Francophonie est malheureusement encore perçue comme la continuation de la politique étrangère de la France dans ses anciennes colonies ». Voilà une bien mauvaise nouvelle pour l’auteur de « Verre cassée », auréolé en 2005 du Prix des Cinq continents… de la Francophonie. Il faut dire qu’à l’époque, Alain Mabanckou entretenait de bonnes relations avec Brazzaville. L’Organisation pour la Francophonie n’en avait pas encore.

En 2013, sous l’impulsion du précédent Secrétaire général Abdou Diouf que l’Organisation pour la Francophonie mandate une équipe d’experts pour initier une série de consultations au Congo-Brazzaville. L’objectif consiste à évaluer la situation politique avec l’optique In Fine d’accompagner les élections. Parmi les recommandations formulées alors par l’OIF, figurent la réforme de la commission électorale jugée trop « partiale » par les opposants, la constitution d’un nouveau fichier électoral et l’amélioration de la couverture médiatique des élections qui au Congo-Brazzaville. Un comité de suivi est mis en place pour accompagner les petites réformes que le pouvoir se résout à entreprendre (l’abaissement de l’âge des candidats et la féminisation de la vie politique). Pas grand-chose, mais ni les Nations-Unies et encore moins l’Union africaine ne parviennent à obtenir des concessions du maitre de Brazzaville.  « Notre état d’esprit est d’encourager ce qu’on peut encourager », confie un membre de l’Organisation. Un travail d’accompagnement de réformes est mis sur pied, mais le processus électoral ne donne lieu à aucun suivi. L’élection de mars 2016 ne fait l’objet d’aucune validation par la Francophonie. «Nous menons  une diplomatie discrète qui apporte ses petits résultats », reconnait notre source à l’OIF, qui cite les efforts pour le cessez-le-feu signé récemment entre le pasteur Ntumi et le régime de Sassou-Nguesso.

L’institution mènerait-elle en parallèle, comme le sous-entend Mabanckou, un agenda caché pour servir les intérêts de la France au Congo, ou ailleurs en Afrique ? L’écrivain n’apporte aucun élément de preuve. Pourtant, en matière de politique  étrangère de la France en Afrique, Mabanckou sait de quoi il parle. L’écrivain a eu le droit à un tête-à-tête avec le président Hollande à l’Elysée sur le sujet. Il n’en est malheureusement rien ressorti. Si prompt à rejoindre le chœur des pourfendeurs de la « françafrique », l’écrivain aurait-il lui aussi ses petits secrets? En attendant le prochain coup de pub, le journaliste Guy-Milex Mbonzi attend toujours les réponses à ses questions.